Le soir du 14-Juillet, Aurélia était à la plage sur la Prom' avec son copain et des amis. Elle n'a toujours pas pu y retourner.
Aurélia vit juste à côté de la gare de Nice et prend le train chaque jour. Une fois, c’était il y a quelques mois, un type est descendu sur les voies au moment où le train arrivait et Aurélia s’est figée. «Je me suis dit, il faut le sortir de là. Mais c’était trop tard et j’ai pensé "mon Dieu, je ne veux pas revivre ça."» Le conducteur a freiné, l’homme est remonté. Aurélia est restée tétanisée. «J’ai été transportée aux urgences. Dans l’ambulance, le pompier m’a demandé "c’était quand la dernière fois que vous avez fait une crise de tétanie?" J’ai dit "le 14 juillet".»
Ce matin-là, elle s’était fâchée avec son copain, avant de le convaincre de venir voir le feu d’artifice. Elle se souvient du pique-nique sur la plage, «des étoiles partout», du camion qui arrive et du mouvement de panique. Une porte s’ouvre dans un immeuble. «Je suis assise dans les escaliers, quelqu’un descend, remonte. On se retrouve chez un jeune homme.» Aurélia s’interrompt, sa main droite remonte le long de son mollet, puis redescend, crispée, le mouvement ne s’arrête plus.
Elle dit qu’elle est un «témoin survivant», pas une victime.
L’histoire d’amour naissante au début de l’été s’est terminée au milieu de l’hiver. «Il n’a pas du tout réagi comme moi. Il fallait que je profite encore plus, de la vie, des gens que j’aime. Il s’est renfermé. Puis lorsqu’on s’est séparé, il a fini par me dire qu’il m’associait toujours au 14-Juillet.»
Elle raconte qu’elle a voulu fuir sa ville et que c’est toujours le cas. «J’ai tout le temps envie de partir. Toutes les deux semaines, le week-end, je vais quelque part. Marseille, Lille... Pourtant, j’aime ma région, j’aimerais pouvoir à nouveau apprécier et m’émerveiller avec la même saveur qu’avant. J’ai bon espoir que ça revienne.»
Elle veut dire qu’elle ne s’est pas arrêtée de vivre, et puis elle se reprend: «Enfin pour certaines choses un peu. Je suis plus vigilante. Les systèmes de sécurité ont tendance à me rappeler qu’on ne l’est pas, justement.»
Alors Aurélia évite les foules. Les centres commerciaux. Les concerts. «Je laisse passer les gens devant moi dans les tunnels. J’observe. On en arrive à juger les gens au faciès, cocher des cases : "tête cheloue", "beaucoup de sacs".» Elle s’excuse presque.
«Certaines personnes sont dans l’émotion, réagissent sans réfléchir, s’en prennent aux musulmans, aux étrangers. Je sais que ces fous furieux sont une minorité. Je garde foi en l’être humain. Le type qui a fait ça, j’ai pas envie de le tuer, mais de l’agripper, de le secouer, lui dire "Qu’est-ce que t’as dans la tête, qu’est ce qui t’a pourri le cerveau comme ça?"»
Elle veut lutter contre la haine, répète le mot "bienveillance". «Ça fait très bisounours, mais il faut vraiment qu’on apprenne à être aimant et bienveillant. Il faut amener les gens à changer leur regard. En voyageant, en allant à la rencontre des autres.»
Texte lu lors de la cérémonie d'hommage aux victimes de l'attentat de Nice du 14/07/2016, par Pauline Muris, cousine de Camille tombée à 27ans.
Lecture de Pauline Murris - Hommage aux victimes du 14/07/2016
Les étoiles pour témoins
Si nous pouvions interroger les étoiles, aurions nous accès aux vérités qui dispersent les hommes depuis la nuit des temps?
De là-haut en tous cas, elles surplombent les petits espaces clos de chacun. Qu'ont-elles vu le 14 juillet dernier sur la Promenade des Anglais? Une soirée d'été au cours de laquelle des gens se rassemblent en nombre. Une fête nationale où l'on célèbre en acte la diversité de ses racines, l'infinité de ses branches. Un feu d'artifice comme on sait les faire à Nice.
De la lumière, des couleurs, des yeux qui brillent. De la contemplation. Des petits sur les épaules de leurs papas, des mamans qui les aident à grimper et, derrière eux, des mains qui s'étreignent en attendant la suite, sur la promenade de la vie.
Puis le ciel s'est obscurcit. En dessous de lui, le tonnerre remplaçait les éclats de feu et l'orage démarrait, comme pour prévenir de quelque chose, comme si la nature annonçait les folies de tout en bas. Mais les gens marchaient encore. Ils parlaient encore, riaient encore, rêvaient d'un monde aussi juste que leurs joies simples.
L'horreur avait pourtant tranché pour eux, au mépris des étoiles que l'on voit depuis tous les continents, lorsqu'on lève un peu les yeux. Un camion a foncé dans la foule et a déchiré la France. L'onde de la mort fut terrible, de quoi taire son propre écho.
Nous ne trouverons jamais les mots. 86 anges se sont envolés trop vite en plongeant la ville dans un silence figé, jusqu'au creux des vagues de sa mer noircie. Ce silence, nous l'entendons encore.
Que verront les étoiles au dessus de nos têtes ce soir? Une soirée d'été au cours de laquelle des gens se rassemblent en nombre. Une fête nationale où l'on pleure la diversité de ses morts, l'infinité de ses victimes. Cette fois-ci, les personnes présentes aurons du mal à rire et encore plus de mal à rêver. Ils marcheront cependant dans la même direction, sur la promenade de ceux qui ont perdu la vie.
L'an dernier, ils ont vu par où le ciel s'était obscurcit. Et ils ne sont pas dupes, les Dieux des uns et les étoiles des autres n'ont rien à voir là dedans. Seule la folie des hommes est à blâmer, enrôlée par des foyers de haine stériles. Ils ont aussi vu d'où pouvait venir la lumière qui dissout les ténèbres dès qu'elle saisit le courage et le cœur des hommes. Elle n'a jamais changé de forme, mais il est bon d'en rappeler la teneur dans les temps troublés.
La lumière provient toujours d'un dialogue franc, où l'on parle quand il faut parler. Où l'on écoute, où l'on pardonne et où l'on hausse le ton parfois. Elle s'appuie toujours sur une mémoire assumée grâce à laquelle on retrouve les traces de nos vies communes. Elle éclaire enfin un espoir éternel, celui dans lequel brille l'essentiel: des gens qui se rassemblent, des enfants qui grandissent et le bruit tranquille des vagues.
Est-ce de la même lumière que sont-faites les étoiles? J'ose le croire. Les 86 anges qui scintilleront ce soir seront là pour en témoigner.
Lettre posthume adressée, par un ami de la famille Murris, à Camille, tombée à l'âge de 27 ans le 14/07/2016 sur la prom' à Nice lors de l'attentat.
Camille,
Une année est passée. Les jours ont défilé, avec leur lot de leçons utiles. J'aurais tant à te dire, à toi qui sais déchiffrer l'amour caché derrière les actes et les mots. Et tu m'écouterais, une fois de plus, les yeux penchés sur mes sentiments.
Mais qu'ignores-tu encore du cœur des hommes, depuis que tu composes l'éternel? Ta position parmi les étoiles te révèle forcément les vérités du monde, toi qui étais déjà si clairvoyante.J'aimerais donc plutôt te poser des questions et comprendre. Comprendre de quoi sont faites mes larmes qui mélangent espoir et dépit devant les scènes de mon temps, depuis que tu n'es plus là.
Camille, comment se fait-il que la valeur des choses soit si difficile à saisir? Pourquoi nous agitons-nous autour du gouffre de nos basses manies, au lieu de vivre, comme tu savais le faire? Pourquoi cet entêtement à demeurer les étrangers de nos aspirations ? Il serait pourtant simple de nous concerter, d'avancer lorsque c'est nécessaire, de nous arrêter lorsqu'il est encore temps. Tout se déroule comme si nous ne pouvions plus rien, comme si le domaine du choix était hors de portée. Il est rare qu'un "oui" ou un "non" porte assez de sincérité pour que je tende encore l'oreille.
Tout de même Camille, pourquoi les gens font-ils cela? Pourquoi la jalousie est mieux partagée que l'écoute, l'excès mieux diffusé que la patience, la rivalité mieux défendue que l'entente? D'où vient ce goût pour l'affrontement qui tourne dans bien des cas à l'obsession? La lutte contre son prochain comme prélude à la mort me révolte avec une certaine rigueur depuis que tu es partie. Quand je la dénonce, on me traite de doux rêveur et l'on m’assène que "les humains sont ainsi". Mais je n'y crois pas une seconde et tu sais aussi pourquoi.
Comment aurions-nous pu Camille, construire une telle relation avec ta famille depuis quelques mois, si cet horizon était indépassable? Comment nous serions-nous retrouvés avec pareille certitude, en sachant que nous pouvions nous faire une absolue confiance dans cette terrible épreuve? Qui serait assez fou pour croire que tu n'es pas encore là sous une autre forme pour orchestrer notre si belle complicité? Car oui, ta présence est manifeste au-delà de nos seuls souvenirs. En devinant ta place, nous nous mettons en ordre pour accueillir les restes de beauté qui demeurent ici-bas. L'amour que j'éprouve pour toi ne faiblira jamais, voici mon seul repère permanent parmi les hommes.
Comment arrives-tu à me transmettre encore ce sourire Camille, qui m'offre le courage de continuer à interroger ce monde? Quelle est cette force immense que tous les gens qui te connaissaient vraiment ont ressenti en te croisant et ressentent toujours lorsqu'ils pensent à toi? Pourquoi suis-je à ce point persuadé que l'essentiel réside dans ce joyau que tu nous a légué et que tu entretiens?
Tu façonnes encore mon présent et demeures plus que jamais le miracle de ma vie. Tu continues à me transmettre des bribes de ce qui m'échappe, juste assez pour que je désire âprement en savoir plus. En chaque personne que je croise, je recherche et trouve un peu de toi, dans ses attraits cachés, au-delà du maîtrisable.
Camille, tu parviens à être le meilleur réconfort à ta propre absence grâce à ta vie et aux traces qu'elle a laissées. Tu es tout mon courage.
Je t'embrasse depuis les bribes de la Terre qui émergent encore.
Marek
L'horreur et la peur que l'on pouvait lire sur le visage des gens qui arrivaient à l'hôpital. Mais aussi la solidarité de toute la profession médico-soignante avec un vrai travail d'équipe et un investissement de tous. Le travail fourni sur plusieurs heures a été considérable. Nous savions qu'il y avait eu un accident sur la promenade des Anglais impliquant un camion et de nombreux morts. Mais lorsqu'on soigne un patient, on fait abstraction de tout ce qu'il y a autour pour se concentrer sur notre métier et sauver des vies. Dans ces moments-là, nous avons des réflexes qui nous permettent d'avancer. C'est après que le contexte remonte à la surface
Les types de blessures rencontrées:
De nombreux blessés souffraient de polytraumatismes graves. Nous connaissons ce type de patients mais nous n'en avions jamais reçus en nombre aussi important dans une période aussi courte. Les blessures étaient différentes des attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre qui concernaient essentiellement des plaies par balles. Au CHU Pasteur de Nice, nous avons pris en charge des écrasements de membres, du bassin, de l'abdomen, du thorax, des traumatismes crâniens, et très souvent, plusieurs traumatismes combinés. Ce sont des blessures de guerre aussi mais la prise en charge est un peu différente. Dans le cas d'une plaie balistique au ventre par exemple, les patients sont directement emmenés au bloc opératoire et opérés. Mais quand on est face à des blessures comme celle du 14 juillet à Nice, il faut d'abord faire le point car avant d'opérer, on ne sait pas quelles lésions nous allons trouver. Il y a une priorisation à faire, les principaux organes vitaux peuvent être touchés.
Le choc des soignants:
Sur le plan psychologique, c'est après coup que les choses sont un peu plus compliquées. Beaucoup de soignants ont développé un stress post-traumatique. Certains étaient sur place le soir-même et en ont réchappé. D'autres ont eu à gérer des situations inédites. Comme les manipulateurs radio, qui, pour l'identification des morts, ont dû passer plus de 80 corps dans un scanner. Dans les 48 heures qui ont suivi, nous avons débriefé au sein du service car il y avait une demande très forte du personnel. Par la suite, le suivi a été individualisé en fonction des réactions de chacun. On n'est pas préparés à ça, à être confrontés à autant de blessés, à voir l'horreur en masse. Même si l'on parvient à se protéger, c'est impossible de faire abstraction de tout.