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7 janvier 2013 1 07 /01 /janvier /2013 11:11

Falicon, le 22 Septembre 2012,

 

Depuis une semaine environ Jean-Pierre reconstruit un pan de mur en pierres sèches. Tout seul. A l'arrière de la maison, au-dessus de la terrasse ouest, ce mur soutient la restanque du haut, sur laquelle se trouve un des deux oliviers que l'ignoble Lesueur avait laissé agoniser au sol plus d'un mois, sans arrosage, dans la chaleur de l'été. Ce mur qui sert plus ou moins de frontière entre lui et nous tourne à angle droit, dessinant une sorte de tourelle au-dessus de la terrasse sur laquelle nous nous installons souvent pour le dîner.


Jean-Pierre avait remarqué cet hiver qu'un ventre commençait à se former en son milieu. Au cours de l'été, il s'était entr'ouvert et menaçait de s'effondrer sur lui-même, comme épuisé d'avoir vécu si longtemps.

 

De retour d'Islande tous les matins, "à la fraîche" et avant même de déjeuner, Jean-Pierre se précipitait pour le restaurer. Deux à trois heures de travail fatigant sans doute mais stimulant. Un peu comme s'il s'échappait de l'insignifiance...


Il a d'abord retiré toutes les pierres qui menaçaient de s'effondrer, construisant une sorte de demi-cône et séparant le-bon-grain-de-l'ivraie, les pierres à bâtir et la "pierraille" de remplissage. Oubli ou lassitude, il n'a pas numéroté les pierres, mais, de mémoire et avec méthode, il triait les pierres les plus grosses et les plus plates pour l'assise. Il a ensuite stabilisé le mur existant, à gauche et à droite, au moyen de planches et de barres de fer, qui supprimaient le risque d'effondrement, retrouvant ainsi les techniques d'étayage que son grand-père maternel ( Pierre Schreier ) avait acquises dans les mines de fer de Lorraine et que j'avais découvertes dans l'enfer de " Germinal"! La matière hostile et les corps suppliciés par ce travail de forçat, ployés sous l'habitude et la résignation. Les chevaux! Trompette et surtout Bataille, prisonnier au fond du trou noir depuis si longtemps qu'il ne se rappelait plus le souffle du vent, les odeurs de l'herbe et la lumière du soleil... Et enfin, dans un sursaut de révolte et d'espoir, le refus. Dire NON! Et faire surgir de soi le sujet, acteur de ses actes, avec Etienne trouvant et formulant les mots qui font sens : Oui, le paiement " à part" du boisage est une "baisse déguisée" du salaire... Oui, ces centimes en moins on les leur vole, à eux qui n'ont déjà rien...  Deux siècles après, Mélenchon! Au-delà de 75% je prends tout! J'étais alors en 3ème, au lycée Calmette, on lisait Zola et le professeur de français m'avait appelée au bureau à la fin du cours pour "discuter" avec moi de l'auteur et de mes affects - car j'étais très "affectée par tout ça!  


Ainsi, au fur et à mesure que Jean-Pierre montait des rangées de pierres, il les étayait par de plus petites qu'il glissait dessous ou sur le côté, tantôt à plat tantôt à la verticale. Il "boisait" et donnait "du fruit" à son mur. Il veillait aussi à l'incliner vers l'arrière, de façon à ce qu'il résiste aux poussées des cailloux qui rempliraient par la suite le vide derrière lui. Les cailloux, dis-je, et non la terre, trop lourde et trop pesante, qui ne draînerait pas les eaux de pluie. Pas de rivelaine... Jean-pierre prenait sa masse pour "taper"! Avec une grande règle rectiligne il vérifiait régulièrement l'inclinaison du mur, avec la barre à mine il faisait bouger les pierres mal positionnées ou bien les faisait rentrer plus en profondeur avec la massette.


Une fois le mur monté, il lui est resté le plus facile : placer les cailloux dans le cône. Et c'était comme un petit clapier qui se mettait en place... J'étais admirative devant la qualité de son travail et la beauté du muret, parfaitement vertical et d'une jolie couleur. Il m'est alors revenu à l'esprit ces lignes incontournables de "La Prisonnière", dans lesquelles Proust évoque un autre muret, "le petit pan de mur jaune", celui qui figure dans le tableau de Vermer "Vue de Delft"... Alors que Jean-Pierre travaillait ainsi, il se confirmait bien que rendre sa forme, sa solidité et sa beauté au petit mur de pierres, c'était lui redonner vie. Et naissait en moi une émotion, une sorte de "jouissance" du temps non pas "retrouvé" mais comme "perpétué" : d'autres avant nous avaient bâti ce mur dont Jean-Pierre en se plaçant dans cette filiation repoussait la disparition, en même temps qu'il retrouvait et faisait revivre les gestes des murariers dont il admirait depuis toujours, au hasard de borries ou de hameaux échappés à la destruction, le talent oublié mais durable pour lui qui en percevait la beauté.

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