J’ai beau faire, impossible de me souvenir de l’arrivée des bambous aux Lucioles. Comme nous, ils se sont plu ici et ils ont résisté au terrible froid de l’hiver, lorsque nous portions nos 3 pulls, nos 2 paires de chaussettes et le blouson qui permettait de traverser « le sas » ! Je revois encore Claude-Hélène en blouson dans la salle de bain ! Et mamie Catherine qui s’activait en cuisine dans une tenue quasi « polaire », lorsqu’elle venait à Pâques, ou peut-être à Carnaval…Il fallait nous voir avec nos sabots danois et nos gilets en peau de mouton, nous défendant du confort urbain, affrontant les bourrasques et le grand vent qui descendait des montagnes ! On en riait. Jipé mettait parfois son « bonnet de fou », c’était en fait son bonnet de quart, bleu-marine, qu’il tenait de sa vie de marin et qui lui donnait l’allure d’un splendide capitaine dirigeant « les Lucioles » dans la tempête et la stature du rebelle à moitié fou que les électrochocs détruiront au cours de son « voyage au-dessus d’un nid de coucou », juste après être parvenu à passer le flambeau de la révolte au magnifique indien qui clôt le film, le poing levé ! C’était encore la culture de la « révollution » qui fascinait les « intellectuels » , même les petits sans envergure comme moi !
Donc les bambous progressaient. Aussi longtemps que nous avons eu l’eau du bassin à la jauge, elle s’est déversée dans le champ vers les jeunes pousses qui n’en finissaient pas de me surprendre. En Mai je faisais ma tournée d’inspection et je comptais les nouvelles venues : elles surgissaient du sol par dizaine et avec quelle vigueur !Elles gagnaient chaque année du terrain…Jipé criait qu’on ne pourrait plus garer les voitures ! Mais moi j’étais du parti des envahisseurs : les bambous ont fini par rejoindre le cerisier mort , dont le tronc de 1 mètre de haut servait de promontoir à nos chats , ils l’ont entouré furtivement puis intégré à leur propre vie, dans la jungle qui séparait « les Lucioles » de la « Dolce Vita » !
Ce grand cerisier , on n’imagine pas tout ce qui s’est tramé autour de lui ! Car ses fruits étaient « habités » !! Il est malade ? Il est trop sénile ? Mais non, c’est congénital, ses fruits ont toujours été véreux ! Qu’importe ! Avec l’arrivée de mamie Catherine, c’était la fête des cerises. Les Lucioles étaient prises d’une fièvre qui ne cessait qu’avec son départ. Il fallait faire vite, et sans paresser : tartes, clafoutis, confitures et enfin , luxe suprême, cerises au sirop ! Jipé était sur le pont ! et d’abord il descendait à la cave chercher des bocaux : vides, béants, poussiéreux les pauvres abandonnés redevenaient désirables jusqu’au printemps suivant
Jean-Marcel aussi raffolait des cerises, mais il lui fallait les bigarreaux! L’objet du Culte, c’était donc le cerisier qui tenait compagnie au figuier. Un beau jour il arrivait aux Lucioles avec ses bocaux et son vinaigre. Haut dans le cerisier, sous un ciel parfait, il cueillait ses cerises, les plus fermes, les plus rondes et il leur coupait les queues !! Les yeux brillants de plaisir ! Je l’enviais de vivre avec une telle intensité de simples moments de joie : faire soi-même ses cerises au vinaigre !Cet arbre-là était jeune et il a longtemps survécu au « Vieux ». Vieux cerisier aux cerises controversées, avec quelle émotion je redécouvrais à chaque retour du printemps sa frondaison parfumée de fleurs blanches ! Marie-Jeanne ne faisait pas cas de ces fruits véreux, mamie Catherine ne les goûtait que cuits, seul Jipé dédaignait ces « chochotteries » et se comportait en « ethnologue » : le cru et le cuit, c’est tout un et tout bon !
Je me régalais de leur passion, mais moi j’étais entichée des bambous ! Allez savoir pourquoi. Il leur faut de l’eau ? N’hésitons pas ! Peut-être deviendront-ils semblables aux Géants de 40 mètres de haut et 50 cm de diamètre ! Difficile pourtant de rivaliser avec les zones tropicales !Malgré tout, quand le printemps était là, voilà que ça me prenait ! Sécateur à la main, je m’avançais dans la jungle d’Extrême-Orient, dans l’Himmalaya ou dans les Andes ! Et je taillais, je donnais forme, un peu comme on coupe les cheveux pour leur redonner de la force.Parfois pourtant, lorsque je m’asseyais, les mains exaltées et fatiguées, pour contempler mon « œuvre », la désolation me pénétrait : j’avais tout gâché et, comme Dalila, j’avais sacrifié mes chers bambous à je ne sais quelle terrible pulsion sadique, encore une fois mal controlée !
Mais le pire c’était d’en retrouver quelques-uns, morts décapités, sous les rudes coups d’Alexandre, l’homme de main de Martine !Que faire, que dire ? Le mal était fait, la messe était dite : au milieu de la forêt de bambous, on rencontrait ainsi quelques moignons blessés et souffrants…Martine /Alexandre…je les soupçonne encore de les confondre avec les roseaux, de les mépriser et de les avoir exploités sans vergogne ! Comme on fait des « canisses » pour couper le vent ou se protéger du soleil avec la canne de Provence ou les plumes des Pampas, Martine et Alexandre coupaient les bambous, en douce, pour faire pousser leurs tomates ! Je sais bien, c’est avec du bois que l’on fait les violons , c’est avec des bambous que l’on construit des meubles qui sont une invitation au voyage, il n’empêche !..
Pendant que l’on s’activait autour des cerises et que je me prenais pour une fleur de bambou, les poules couraient se cacher au milieu des hautes tiges ligneuses et lisses, aux nœuds proéminents. C’est là qu’elles faisaient la sieste et j’aimais les voir, dans la poussière de leur nid, à l’abri du soleil qui les caressait au travers du feuillage immobile.
De retour de Falicon, alors que nous avions débroussaillé, ratissé, jardiné et transporté les longues tiges de bambou « chez nous » pour en faire peut-être un abri, une cabane – Une cabane bambou !(bis) – j’ai demandé à Jipé d’où venaient donc les nôtres. Comment avais-je pu l’oublier ! C’étaient les enfants de ceux de Falicon ! Laluciole porte bien son nom !